Guy BEART Coulisses des 3 Baudets 1958 - Productions Jacques Canetti

“Supérieurement doué »

 

En 1956, Béatrice Moulin me recommanda d’aller écouter Guy Béart au petit restaurant de la Colombe de Belaine et Michel Valette dans lequel j’ai entendu beaucoup d’inconnus de talent. Je me souviens parfaitement de cette première soirée : Guy Béart chantait fort mal des chansons superbes. Je le croyais paralysé par le trac, alors qu’il n’en était rien, dans cette ambiance si amicale.

J’étais impatient de le connaître mieux, de lire les textes de ses chansons, de l’écouter seul, sans public. Je lui donnai donc rendez-vous le lendemain à mon bureau de l’avenue Franklin Roosevelt. Il était encore ingénieur des Ponts et Chaussées, mais je ne le savais pas. Il réussit à se libérer et arriva, flanqué de sa guitare et porteur d’une vingtaine de textes.

Notre rencontre fut détendue, confiante. Déjà se dessinait une amitié réciproque et ces moments furent décisifs pour toute la suite de nos relations.

A cette époque, Guy Béart ne savait trop quelle route emprunter : Jacques Grello (dont je constatais une fois de plus le goût très sûr) lui avait conseillé de persévérer quoi qu’il arrivât dans la chanson.

C’était bien mon avis! Guy Béart inconnu me rendait doublement heureux : d’un côté quelqu’un à aider, d’un autre des risques à prendre. Voici que je nageais dans mes propres eaux! Mais il y avait un problème majeur : il n’avait qu’un « filet » de voix, un timbre encore plus voilé que celui de Mouloudji, un registre des plus réduits. En revanche, les textes étaient éblouissants de recherche, de poésie, de fraîcheur, éclatants de style et d’idées nouvelles, les thèmes musicaux simples, très bien harmonisés, faciles à retenir.

Au début de 1957, malgré les déboires de Guy aux Trois Baudets, j’étais pleinement confiant dans le lancement de son disque accompagné de deux préfaces : une de Pierre MacOrlan, et cette autre de Brassens : « Encore un qui s’approche d’une guitare et qui ne finira jamais à l’Opéra, et qui ne sait pas faire l’acrobate sur la place publique. Encore un qui ne parle tout à fait de la pluie et du beau temps. Bref un poète, un chrétien pas très catholique et qu’on donne à manger aux lions. Que les oreilles ouvertes aux quatre vents aillent écouter autre chose, mais pour ceux qui ont cinq minutes à perdre, pour ceux qui veulent prendre des vacances dans la lune et sortir de leurs habitudes, voici Guy Béart enchanté de faire leur connaissance qui les entraîne vers des horizons sans gares ni garages et bon voyage. »

Ce disque exceptionnel par le choix et la qualité des chansons fut réalisé avec quelques-uns de ses amis. On y entend les voix de Michel Valette, Jacques Grello et celles d’autres copains reprenant les refrains de Qu’on est bien dans les bras, Le Quidam, Il y a plus d’un an, L’agent double, Chandernagor et Bal chez Temporel, ce dernier texte étant d’André Hardellet. L’enregistrement n’avait pas été facile. Dès que Guy poussait un peu sa voix, elle devenait pratiquement inaudible. Homme prévoyant et organisé, Guy s’était confectionné une pancarte qu’il attachait à son cou et sur laquelle on pouvait lire : « Veuillez ne pas me parler… je ne pourrais pas vous répondre. » Je rapporte cette anecdote de la pancarte, parce qu’elle fit le tour de toute la maison : pendant quelque temps on s’adressa à Guy en langage de sourds-muets!

Le Grand Prix du Disque précipita les événements : Juliette Gréco, toujours attentive aux jeunes inconnus de talent, incorpora à son microsillon « New Style » cinq chansons de Béart. Patachou, à son tour, donna une très belle version de Temporel et de Poste restante. Sur un texte de René Fallet, Guy composa La Gambille, air principal de Charmants garçons, film interprété par Zizi Jeanmaire. Ensuite il y eut Eau vive, chanson au thème très pur, très folklorique qu’il m’a jouée pour la première fois, au début de 1958 dans sa loge des Trois Baudets. François Villiers, venu au théâtre afin d’y trouver une idée de chanson pour le film L’eau vive tiré du roman de Jean Giono, s’adressa à Guy. Jamais je n’aurais pensé que ce thème musical si simple obtiendrait une telle popularité.

Guy Béart participa évidemment à de nombreuses représentations de Festival du Disque, notamment avec Raymond Devos et Catherine Sauvage. Mais ce fut sans grande joie. Il m’est difficile d’émettre une opinion sur la phobie qu’il avait du public. Bien qu’il prétende le contraire, je le crois animé par un désir d’exhibition sans lequel il n’y a pas de carrière d’artiste. Quand un auteur-artiste arrive à un tant soit peu de notoriété, et que ses chansons prennent plus d’importance que son rôle d’interprète, je comprends alors que la confrontation avec le public n’apporte plus de satisfaction.

Dans le cas de Guy Béart, comme dans celui de Brel ou de Brassens, « l’exhibitionnisme de la scène » est effectivement dépassé, mais il demeure cependant. Brassens a limité ses apparitions, Brel a fui, Béart a choisi le récital à un rythme irrégulier parce qu’il ne s’adresse plus qu’à un public averti. Mais un public de connaisseurs est toujours un public!

Ses trois récitals que j’ai vus successivement au Vieux Colombier, à la Comédie des Champs-Élysées et même au Carré Thorigny m’ont paru des modèles du genre. Guy Béart, que je considère comme un homme intelligent et supérieurement doué pour son métier, prépare minutieusement chacun de ses disques. Depuis son départ de chez Philips, il est son propre producteur et sait magnifiquement organiser et promouvoir ses émissions de télévision. Je n’ai pas été surpris par ailleurs d’apprendre qu’il avait réussi à obtenir à son profit la résiliation d’un contrat d’édition que j’avais eu toutes les peines du monde à lui faire signer avec Tutti peu de temps avant mon propre départ de Philips en 1962.

Les années 1961 à 1965 ont été, pour les auteurs-compositeurs, une période de pénitence. Guy Béart a réussi à s’en prévaloir comme d’un préjudice moral pour se faire restituer toutes les grandes chansons de ses débuts. Ce jugement, qu’il a su gagner contre une société très puissante, maîtresse de contrats habilement rédigés, prouve l’habileté du grand joueur d’échecs Guy Béart. *

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*Extrait du livre et du coffret “Mes 50 ans de chansons françaises ».