“La perfection”
Tout à fait par hasard, Leplée avait entendu chanter Édith Gassion dans la rue Troyon. Fasciné par sa voix, sa silhouette misérable, sa nature frêle, il l’avait fait venir au Gernys. Il la conseilla pour ses chansons, sa coiffure, sa tenue. Il fut son véritable Pygmalion. Ce fut lui qui trouva le surnom de « môme Piaf ».
Le public fort mondain du Gernys fit un triomphe à cette petite chanteuse inconnue et chétive. Marcel Bleustein, qui assista à la « première », fut séduit et me demanda d’auditionner « la môme » et de la faire passer si possible à l’antenne. Je le fis avec d’autant plus d’empressement que je l’avais écoutée moi-même, debout dans la salle comble de Leplée. J’avais été ébloui, enthousiasmé par ce petit bout de femme qui interprétait des chansons inconnues ou qui dataient, même en ce temps-là. Je me rappelle en particulier Les hiboux, une java très drôle, Correc’ et réguyer, Les mômes de la cloche.
J’éprouvai un sentiment de compassion pour cette pitoyable chose, mal fagotée, maigrichonne et blafarde, et du même coup une immense admiration pour ce foyer ardent, pour cette voix qui sortait plus du ventre que de la tête. Deux yeux immenses, un regard triste, des gestes où l’on pouvait aisément pressentir la perfection.
Mon intervention dans les débuts de la môme Piaf a consisté d’abord à la faire passer sur les ondes dès le lendemain dimanche, à 11 h 30, pendant l’émission de quinze minutes présentée par Félix Paquet et réservée à un espoir de la chanson. L’incident de dernière minute fut que Piaf arriva au studio avec ses chansons, mais sans pianiste. Une fois n’est pas coutume… je m’installai au piano! C’est ainsi que j’ai eu l’honneur pour une seule fois dans ma vie d’accompagner une artiste pendant une chanson au micro de Radio-Cité : la môme Piaf.
Le succès de cette émission fut si considérable que j’ai engagé la môme Piaf pour treize émissions hebdomadaires de quinze minutes chacune. Ce lancement m’a donné l’occasion, par ricochet, de faire tout de suite entamer à Piaf sa carrière dans le disque. Je fis une première séance d’enregistrement boulevard de la Gare. L’expérience fut intéressante. Piaf, qui n’avait pourtant jamais enregistré, se sentait à l’aise et comprenait sans délai ce qu’il fallait faire. Détendue, pleine d’humour, elle se moquait gentiment de l’homme «en vitrine» que j’étais. Cette première séance ne fut pas la dernière, et de loin, car Polydor édita plus de cent vingt titres de la môme Piaf. Piaf a été considérablement aidée, à cette époque, dans le choix de son répertoire par Raymond Asso à qui elle doit un certain nombre de ses plus belles chansons (Paris-Méditerranée, Mon amant de la coloniale, Mon légionnaire).*
Sa carrière, qui porte haut la chanson française sur les scènes les plus prestigieuses, se poursuit, malgré une santé de plus en plus déclinante.
Piaf, qui a su faire éclater de multiples talents, citons simplement Moustaki (Milord) et Charles Dumont (Non, je ne regrette rien) – tombe dans le coma en avril 1963. C’est sur les hauteurs de Cannes, à Plascassier, qu’elle s’éteint le 11 octobre, le même jour que son ami Jean Cocteau.
Des milliers d’admirateurs suivent les funérailles, le 14 octobre 1963, jusqu’au cimetière du Père Lachaise.
Le rideau est tombé.
*Extrait du livre et du coffret “Mes 50 ans de chansons françaises ».