“Une obstination que rien ne rebute»
Je n’ai jamais rencontré un tel pianiste qui enrichit tout ce qu’il joue et transforme en petits chefs-d’oeuvre les chansons les plus banales. Il improvise dans n’importe quelle tonalité, invente des harmonies « à vue », je ne me lassais pas de l’écouter.
Il ne peut vivre qu’en constante ébullition, et parvient difficilement à jouer deux fois de suite la même chose, les artistes qu’il a si souvent accompagnés aux Trois Baudets étaient singulièrement stimulés par son jeu.
Très vite, Michel se mit à écrire des arrangements pour toute l’équipe Canetti-Philips et ceux qu’il donna à Catherine Sauvage furent décisifs pour la percée des chansons de Léo Ferré. Il est alors devenu une sorte d’image de marque de la maison et j’en étais fier. Une fois par mois, il nous accompagnait à Bruxelles où avait lieu l’émission publique de télévision : Les nouvelles têtes de Jacques Canetti. Michel y tenait un rôle important. En compagnie de trois musiciens belges il improvisait, en deux répétitions de trois heures, un habillage sonore somptueux. Je crois me souvenir que c’est à l’occasion d’un de ces programmes que Michel accompagna pour la première fois Maurice Chevalier. Maurice ne s’attendait pas à chanter, puisqu’il était seulement « l’invité ». Michel l’accompagna au pied levé et sans partition mais si brillamment, que Maurice se souvint longtemps du « talentueux petit Legrand ».
Lors d’un de nos voyages à New York, j’avais présenté quelques-uns des enregistrements de Michel Legrand à Georges Avakian et Nat Shapiro, qui dirigeaient les « variétés étrangères » chez Columbia. Ils partagèrent mon enthousiasme pour Michel et, séance tenante, me décidèrent à lui confier l’enregistrement d’un premier album sur Paris. Nat suggéra I love Paris comme titre général. Entre Philips et Columbia il y avait un accord d’échanges : Philips publiait en Europe une partie du répertoire Columbia et inversement.
I love Paris fut réalisé dans la joie par Michel Legrand devenu… Big Mike, avec plusieurs formations, des sonorités d’une époustouflante diversité, des trouvailles qui, aujourd’hui encore étonnent. Cet album eut un succès fou aux États-Unis. Cela n’en a que plus de valeur si l’on sait qu’il est presque impossible aux disques instrumentaux venant d’Europe de s’implanter outre-Atlantique, surtout si le musicien est inconnu.
La grande carrière internationale de Michel a commencé avec cet album qui fut suivi de sept autres : parmi eux, Week-end à Vienne et Châteaux en Espagne. Il y eut aussi deux doubles albums consacrés à Gershwin et Cole Porter.
A Paris, le succès de ces disques ne fut pas immédiat. Et pourtant, Michel eut deux ans de suite le Grand Prix du Disque : en 1956 pour I love Paris et en 1957 pour Bonsoir Paris.
Sous la douceur de Michel Legrand se cache une énergie et une obstination que rien ne rebute ni ne décourage. En tous temps il trouve des solutions astucieuses que les musiciens finissent par accepter. Il est animé d’un courage, d’une assurance et d’une volonté incomparables.
Jusqu’à mon départ de chez Philips, en 1962, j’ai eu la chance de travailler régulièrement avec Michel. Notre dernier album fut le premier qu’il réalisa avec Claude Nougaro : album qui n’a pas pris une ride.
J’ai toujours pensé que Michel Legrand aura été « ma » plus forte contribution, sur le plan de l’invention orchestrale, au monde musical contemporain.*
*Extrait du livre et du coffret “Mes 50 ans de chansons françaises ».