“Le jazz commençait à vraiment prendre pied dans Paris”
Je voulais créer une première anthologie de jazz hot. Mon anthologie comportait deux albums de sept 78 tours. Quatorze disques avec les tout premiers Armstrong, Duke Ellington, Earl Hines, Jimmy Noone, Benny Carter, Coleman Hawkins, les splendides Chicago Rythm Rings, Red Nichols, Bix Beiderbecke, Casa Loma, Jimmy Lunceford, et bien d’autres. Ces deux albums sont introuvables de nos jours et j’ai perdu les miens dans la tourmente de 1940.
Ces albums parurent en 25 centimètres et en dur, chose rare à l’époque, trois mois avant la première de mon émission de radio (Radio-cité). J’eus le droit de dire, en direct, tout ce que je voulais sans la moindre censure.
L’émission suscita des centaines d’appels téléphoniques au standard du Poste parisien. Des gens protestaient contre cette musique de sauvages qui les dérangeait pendant leur repas. Mon émission dura trois ans et me permit de devenir organisateur de concerts.
En effet, un matin, au saut du lit, je me demandai : «Pourquoi Duke Ellington ne viendrait-il pas en Europe?» Sitôt pensé, sitôt fait. Un imprimeur me fabriqua des feuilles portant l’en-tête : «N. J. Canetti, organisateur de concerts, 6, rue Jenner, Paris 13e.» J’écrivis plusieurs fois à Irving Mills, représentant de Duke Ellington, mais mes lettres restèrent sans réponse. Un jour, je reçus un télégramme : «Nous arrivons.»
Or, j’avais fait des propositions magnifiques pour « passer » Duke Ellington au Gaumont-Palace : cinq mille places! On ferait un prix moyen et on remplirait sûrement la salle. Chez Gaumont, on était sceptique. Duke y était inconnu. A force de palabres, et mon émission venant à mon aide, je réussis à les persuader, avec mon «orchestre nègre pas cher».
Un peu plus tard, en juin 1933, je reçois une lettre de Jack Hylton. Il connaît mes offres à Duke Ellington par l’intermédiaire d’Irving Mills, dont il est l’associé. Il se renseigne sur mes possibilités.
Je connaissais Hylton de réputation : il ne faisait pas du vrai jazz, mais un variété-show excellent. Sur ces entrefaites, le Gaumont, qui passe un film à succès, me présente ses regrets.
Je me précipite chez Marcel de Valmalete, directeur du plus grand bureau de concerts à Paris. C’est un homme distingué et prudent. Il me scrute longuement pendant que je lui fais mon numéro : mes émissions du lundi, Duke Ellington.
“– La salle Pleyel… propose-t-il.
– Oui, mais il faudra deux concerts afin de couvrir les frais.”
M. de Valmalete a montré tout le courage que l’occasion exigeait. J’insiste sur le mot «courage» parce qu’il en fallait pour courir un tel risque avec un inconnu. Duke Ellington fut donc engagé pour deux concerts les 29 et 30 juillet 1933.
Duke Ellington et Mills arrivèrent à la gare du Nord le 28 juillet. Mills, jovial demanda : «Monsieur Canetti, how is your father?» Ma jeunesse l’avait induit en erreur. Je fis une réponse vague. Je ne tenais pas à dire que le Canetti de l’affaire, c’était moi!
Duke Ellington, au contraire, fut très à l’aise.
Non seulement les deux concerts se déroulèrent fort bien et De Valmalete y fit de bonnes affaires mais il y eut une troisième soirée.
Ces événements me poussèrent à constituer le premier orchestre noir d’Europe, celui de Freddy Johnson, un pianiste arrangeur qui ne reculait pas devant le travail et qui jouait chez Bricktop, animatrice du plus célèbre night-club de Montmartre. Il fallait réunir les meilleurs musiciens noirs. La tâche était importante mais Freddy Johnson se montra enthousiaste. Il ne me demandait aucune garantie, seulement des pupitres avec ses initiales, ce qui nous fit discuter pendant deux jours sur la forme et la couleur. Finalement ce serait un trombone et une trompette entrecroisés avec les initiales F. J., le tout se découpant sur fond de bois doré. Freddy auditionna les musiciens qu’il avait lui-même choisis. Il y avait le merveilleux trompettiste Arthur Briggs, gai, de bon conseil, et qui avait un je ne sais quoi de Louis Armstrong. A la clarinette, Pete Duconge. Leur seul défaut à tous était d’avoir habité Montmartre et d’avoir perdu un peu de leur négritude.
Tous les jours on répétait chez Walker, rue de Douai, fumant, buvant sec. Treize musiciens : trois trompettes, trois trombones, trois saxos, quatre rythmes et une chanteuse. Freddy leur faisait tout apprendre par coeur. C’était le répertoire archi-classique. Correct, sans génie, mais bien des orchestres actuels ne leur arrivent pas à la cheville. Freddy était une sorte de dictateur investi de ma confiance. On m’appelait «le boss» et lui «le premier ministre».
La réussite de Duke Ellington m’avait ouvert les portes de la salle Pleyel et j’avais appris ce qui fallait faire grâce à De Valmalete. Ces deux premiers concerts eurent lieu à guichets fermés. L’enthousiasme tourna au délire. Le jazz commençait à prendre vraiment pied dans Paris.*
*Extrait du livre et du coffret “Mes 50 ans de chansons françaises ».