“Il réinventait la trompette”
“– Ici Canetti; c’est moi qui ai organisé les concerts de Duke Ellington… à Paris, vous savez bien! Voilà, j’aimerais organiser aussi des concerts avec vous à Paris.
– Mais je n’ai pas d’orchestre…
– Qu’à cela ne tienne!… Nous en formerons un à Paris, sur place… avec Freddy Johnson.
– Très bonne idée.”
Et tout m’est tombé du ciel avec une facilité désarmante. Armstrong a donné un premier concert pour moi en Suisse au Lausanne Palace, en accord avec Jack Hylton. Ce fut le 31 décembre 1933. J’eus ainsi l’occasion de faire ample connaissance avec Louis, un homme étonnamment équilibré, au contact très chaleureux, d’une humeur égale et tonique.
Il vint alors vivre à Paris dans un appartement meublé que je lui trouvai rue de la Tour d’Auvergne. Il s’y installa avec Alpha, son épouse, qui veillait sur lui.
J’ai constitué un nouvel orchestre, avec Herman Chitison au piano, et certains des éléments les meilleurs de l’ex-ensemble de Freddy Johnson. Tous ces musiciens étaient hypnotisés par Louis Armstrong. Car Louis ne répétait pas vraiment. Il n’en éprouvait pas la nécessité et n’ouvrait guère sa caisse remplie d’arrangements. Il arrivait, donnait des indications de mouvement, de tempo, de cadences, mais interrompait rarement un chorus. Il chantait de cette voix rauque que tout le monde connaît bien.
Le nouveau monstre sacré arrivait sur la scène, trompette en main, étalant sa joie de vivre, apostrophant les musiciens, se dirigeant vers le piano pour y poser un impressionnant paquet de mouchoirs blancs qu’il utilisait, un par un, après chaque morceau, pour éponger sa face ruisselante. Il réinventait la trompette en atteignant le suraigu du contre-ut, qu’il mit à la mode.
J’avais cru que les deux concerts donnés salle Pleyel auraient une suite favorable. C’était en réalité mon noviciat, et les événements tournèrent court. Je dus donc faire du porte à porte, ce qu’aucun organisateur de concert n’affectionne particulièrement, et aller en province louer des salles à mes risques et périls. Et je fis ces paris que dans le métier l’on ne lance qu’après une habitude bien rompue : louer le Palais des Fêtes à Strasbourg, la Salle Rameau à Lyon, le Cinéma Odéon à Marseille. Certes, j’avais avec moi une vedette très célèbre aux États-Unis, un géant du jazz, mais la France, hors Paris, n’était pas encore au fait de cette musique, et Armstrong y était un inconnu!
Cette tournée fut très démocratique, si je puis dire. Tout le monde voyageait dans un grand car, sauf moi, que Polydor retenait à Paris.
Armstrong avait été heureux en France puisqu’il y était resté huit mois. Il aimait la cuisine du pays, les bons petits vins, les jolis minois. Ce fut Alpha qui l’éloigna de Paris, des amis qu’il s’était faits, de ses conquêtes, et voulut le remettre « dans le chemin du bon Dieu ». En réalité, elle utilisa contre lui Milton Mezzrow, lui-même manipulé par Panassié.
Quand je suis allé enfin aux États-Unis pour la première fois en 1937, avec Marcel Bleustein, Jean Antoine et Jean-Jacques Vital, Louis Armstrong était au programme de l’Appolo Theater de Harlem. J’ai entraîné notre petit groupe dans le temple du jazz, pour le voir devant son public. Nous sommes arrivés au moment où tout le monde sortait.
Après bien des difficultés, nous parvenons à entrer tous les cinq dans la loge. Armstrong me saute au cou et n’interrompt son flot de paroles que pour ajouter :
“— Ah! boss, les plus beaux jours de ma vie je les ai passés avec vous. Mais regardez-le! c’est lui, Canetti, qui m’a emmené en Europe, qui m’a fait faire des tournées en France, c’est lui qui m’a fait jouer à Paris, Montpellier, aussi, you remember? quel triomphe! le public me jetait de l’argent sur la scène. Racontez-leur, boss, n’est-ce pas que c’est la vérité? Oh! boss, vous avez eu bien de la malchance à cause de moi, et vous ne m’avez jamais rien demandé. Mais je viendrai jouer pour vous, pour rien, la prochaine fois que je serai en France. Pour vous tout seul, boss!”
Il était sans aucun doute sincère et il aurait sûrement mis son projet à exécution s’il n’y avait eu Joe Glaser, son manager. Et chaque fois que je l’ai revu à Paris, il fut toujours aussi amical, aussi détendu.*
*Extrait du livre et du coffret “Mes 50 ans de chansons Françaises».