Marlene Dietrich

“Un cœur d’or et de la suite dans les idées”

Le succès de Marlène Dietrich dans L’ange bleu lui valut d’être sollicitée, dès son retour en Europe, par toutes les maisons de disques. Elle n’avait pourtant jamais chanté en français. Les chances de Polydor étaient minces, mais à toutes fins utiles, on me dépêcha à l’hôtel Trianon, à Versailles, où Marlène était descendue. Et puis je parlais allemand, j’étais jeune, j’y croyais.

9 heures du matin. Je me fais annoncer.

“- Vous avez rendez-vous?

– Quelle question!

Je n’en avais évidemment aucun.

Vous voudrez bien attendre Madame, elle ne descend jamais avant midi.

Vers les 16 heures, je fais une nouvelle et timide ten­tative. On me répond que Madame est très occupée, qu’elle m’accordera cependant une minute lorsqu’elle passera. A 17h30, l’éblouissante Marlène apparaît, avec son petit chien blanc et son mari Mr. Sieber. Je m’avance, sûr de moi. Elle me dévisage.

– Débarrassez-moi de ce gringalet! demande-t-elle en allemand, à son époux.

– Mais, madame, dis-je dans la même langue, vous êtes la chance de ma vie! Et puis j’ai les chansons que vous cherchez pour votre disque en français.

– Comment pouvez-vous savoir ce que je cherche?

J’insiste, j’explique, j’improvise, je me fais persuasif. Je ne suis pas gêné du fait que ces chansons n’existent que dans mon esprit. Après dix minutes d’entretien, Marlène relève mon numéro de téléphone. Elle m’appellera dans quelques jours afin d’écouter les deux chansons que je lui propose.

Fou de joie, je rentre chez Polydor où l’on m’accueille avec des moues de scepticisme. Il faut faire vite. Je me mets en chasse. Par Wal-Berg et Jean Tranchant, je découvre les deux trésors qui vont séduire Marlène. Wal­-Berg ne doute pas un instant de la réussite. Tranchant me montre une chanson atrocement pessimiste qu’il vient de composer pour sa femme et qui s’intitule : Assez.

Ma visite à Versailles date de mardi. Vendredi après-midi, branle-bas de combat chez Polydor : Marlène est au bout du fil. Elle refuse de parler à Herbert Borchardt, le directeur de la maison, et réclame le « petit jeune homme amusant ». Mon prestige grimpe de deux étages. Rendez-vous est pris pour le samedi matin à Versailles avec Tran­chant et Wal-Berg. J’assiste à cet instant mystérieux où l’interprète écoute sa chanson pour la première fois. Acceptera? Refusera? Très bon pianiste, Wal-Berg est en revanche un présentateur médiocre. Tranchant au contraire est le roi du charme. Le fluide de Marlène, sa gentillesse, sa finesse me tournent la tête. Enfin l’accord se fait. Ouf!

Ma carrière phonographique venait de se décider ce jour-là. La réussite de ce doublé versaillais m’avait fait donner dans le mille. J’avais fait accepter par une star étrangère, non seulement l’idée d’enregistrer deux chansons françaises (dont elle comprenait peu les paroles), mais encore le fait que les deux compositeurs lui fussent complètement inconnus.

Cet instant a été une des « coïncidences » heureuses de ma vie.

L’enregistrement fut d’abord laborieux, mais la direc­tion de Wal-Berg vint à bout de toutes les difficultés. Mar­lène Dietrich, optimiste, étonnante de vitalité, réalisa donc un disque qui porte un Je m’ennuie sur une face et un Assez sur l’autre! Le hasard a parfois le sens de l’humour. Tout cela fit que le disque s’est vendu dans le monde entier avec un succès qui me laisse encore aujourd’hui songeur si je pense à la qualité des textes…

Herbert Borchardt profita de la présence de Marlène dans nos studios pour lui soumettre de nombreux textes, en allemand cette fois. Elle en choisit quatre du grand parolier allemand Max Kolpe. La musique en fut composée par Peter Kreuder, qui connais­sait fort bien son métier, mais avec qui le contact n’était pas des plus faciles. Kreuder ne réussit pas à enregistrer ces chansons avec Marlène. Après huit ou neuf séances pendant lesquelles le Français Wal-Berg et l’Allemand Kreuder n’arrivèrent pas à s’entendre, une intuition fulgurante me traversa l’esprit : mes musiciens noirs de Montmartre! Freddy Johnson, Arthur Briggs et les autres…

Marlène accepta, Borchardt acquiesça, Kreuder mau­gréa, Wal-Berg se vexa. Mais le soir même, les chansons étaient enregistrées. Une séance, sans arrangement, « à la feuille » comme on dit!

Quand elle quitta Paris avec ses disques, Marlène igno­rait qu’elle laissait derrière elle un jeune homme prêt à réaliser ses rêves les plus fous.

En 1964, lorsque je suis allé à New York organiser les représentations d’Yves Montand, Marlène nous a aidé pour rendre les débuts d’Yves plus agréables.

Après la seconde représentation triomphale, nous avons passé, Yves et moi, une soirée merveilleuse en compagnie de Marlène au bar de l’hôtel Algonquin. Chère Marlène, toujours aussi infatigable, aussi prodigieuse! A 4 heures du matin, lorsque nous avons évoqué les souvenirs des uns et des autres, je lui ai rappelé ces instants inoubliables pour moi : l’hôtel Trianon, Versailles, la rue Jenner…

— Oh! so you were the funny little boy… You were about twenty years (j’en avais vingt-quatre!) and my little dog didn’t like you (oh, non alors!). Really I called you back because I wanted to help you out. And didn’t I pro­mise it to you?

Marlène a un coeur d’or et de la suite dans les idées. A cela s’ajoute une énergie et une mémoire fabuleuses.*

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*Extrait du livre et du coffret “Mes 50 ans de chansons françaises ».